Collectif national pour les droits des femmes

Femmes sans frontières

Un article d’une féministe tunisienne, Neila Jrad, paru dans le n°216 du 29 janvier 2011 d’Attarik el Jadid, la Voie nouvelle.

dimanche 30 janvier 2011

Nous vivons, depuis le 14 janvier en particulier qui a vu la chute de Ben Ali par la force de la volonté populaire, dans une atmosphère d’ébullition et de confusion qui facilite tous les excès mais aussi fait émerger de multiples espoirs. Depuis cette date, la république démocratique dont nous avons rêvé depuis tant d’années, pour laquelle hommes et femmes se sont engagées dans le combat politique et démocratique et pour laquelle sont morts, il y a maintenant plus d’un mois plusieurs dizaines de jeunes tunisiens, semble à portée de main.

Mais de nombreux obstacles et dangers sont aujourd’hui présents sur les stratégies pour y parvenir et sur les contours à donner à cette république tunisienne démocratique.

Durant tout le processus qui a conduit au 14 janvier, Les femmes ont été très actives dans les syndicats, les manifestations, les associations et les partis politiques. Pourtant, il y a peu de femmes ministres dans le gouvernement de transition actuel en dehors du traditionnel ministère de la femme et, chose nouvelle, du ministère de la culture. Elles sont aussi très peu présentes dans les débats télévisés. Dans les discours prononcés depuis le 14 janvier, les débats organisés par les chaines de télévision, les conférences de presse, la question de l’égalité citoyenne des femmes n’a jamais été posée. On aimerait croire que c’est parce que, étant donné la place que les femmes de tous âges et particulièrement les jeunes ont occupée dans le mouvement, la question de leur citoyenneté et de l’égalité apparait comme une évidence. Quelques indicateurs semblent pourtant montrer le contraire. Quand il s’est agi d’organiser les comités de quartier, les femmes n’ont pas été sollicitées ou très peu alors qu’elles ont montré leur détermination et leur courage dans les autres mouvements en particulier dans la rue. Elles en ont d’ailleurs payé les frais sous la forme des violences policières spécifiques qu’un grand nombre d’entre elles ont subi dans les manifestations ( tirage de cheveux, insultes à caractère sexistes, attouchements grossiers, on a même parlé de viols ), dans les postes de polices et même dans les maisons dans lesquelles se sont introduits, dans certaines régions du pays, les forces de la répression. Ces violences sont spécifiques parce qu’elles se sont exercées sur les femmes parce qu’elles sont des femmes et pourtant nul n’en a parlé. Elles se sont trouvées noyées au sein des violences générales subies par tout le peuple tunisien durant plus de trois semaines. Pourtant, dans cette révolution qui fut celle de la révolte contre l’atteinte à la dignité humaine, ces violences policières faites aux femmes méritaient largement d’être signalées.

Malgré leurs luttes, leur présence sur la scène politique, leur courage et leur combativité, les femmes se trouvent encore une fois marginalisées sur la scène politique. En nombre et en prise en compte de leurs aspirations à une égalité réelle. Cette marginalisation se trouve confirmée par les réponses que nous recevons lorsque nous remarquons la faible présence des femmes au gouvernement : on verra après nous dit-on ; lorsque nous voulons nous retrouver pour réfléchir sur le sens à donner à cette république démocratique en projet et sur le rôle que les femmes peuvent y jouer pour qu’elle leur garantisse l’accès une citoyenneté pleine et entière : nous nous entendons dire, et parfois même par des militantes politiques voire féministes, que ce n’est pas le moment.

Cela est d’autant plus surprenant et même alarmant que l’on sait que Bourguiba, au lendemain de l’Indépendance, a considéré comme une priorité absolue d’établir des ruptures avec le passé en ce qui concerne le statut des femmes dans la société : le CSP promulgué en 1956 est le premier code promulgué par la jeune république tunisienne parce que le statut des femmes dans une société est un indicateur pertinent du degré de modernité de cette société. C’est d’ailleurs ce statut des femmes tunisiennes entre autre que les états européens n’ont arrêté de mettre en évidence pour s’aveugler sur les excès dictatoriaux de Bourguiba, Ben Ali et de leur régime. Or aujourd’hui, il faut le dire clairement : il n’y aura jamais de démocratie réelle en Tunisie sans égalité totale des droits des hommes et des femmes.

Si la démocratie implique le droit pour toutes les organisations et les opinions politiques d’exister, on ne peut considérer le parti de Rached Ghannouchi, Ennadha, comme seulement un parti politique étant donné qu’il puise ses référents politiques dans la religion musulmane. Par ailleurs, l’existence de Ennahdha peut mener à l’existence d’autres partis islamistes plus modérés ou plus radicaux mais qui risquent fort d’avoir les mêmes référents. Sinon, qu’est-ce qui les distinguerait d’un autre parti politique si ce n’est cette spécificité ?. Or, aujourd’hui, des militants d’organisations politiques considèrent que le gouvernement de transition doit être représentatif de tous les partis politiques existants et ne semblent pas voir d’inconvénients à la participation de Ennahdha dans un nouveau gouvernement ou dans un comité national de supervision du processus démocratique. Un danger menace donc les droits des femmes et leur statut dans la société du fait même de la présence sur la scène politique de partis à référents religieux qui, bien que se présentant actuellement sous un jour de démocrates bon teint ont toutefois la caractéristique de ne pas considérer que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, leur droit à la liberté étant régi par la religion musulmane. Plus grave encore, ces partis peuvent trouver une assise populaire qui puise sa source dans la misogynie ambiante et dans les conceptions rétrogrades de la place des femmes dans la société. Ils peuvent donc constituer un frein au développement des droits des femmes dans le sens de l’égalité totale.

C’est pourquoi il convient de définir les contours de cette république démocratique que nous voulons. La Commission chargée de la réforme politique aura cette tache avec les organisations de la société civile et les représentants des partis politiques. Les femmes ont un rôle fondamental à jouer dans cette réforme politique pour défendre leur droit à la citoyenneté, à la liberté et à l’égalité et avec elles tous ceux pour qui la démocratie est inséparable de la rationalité et de la modernité dans lesquelles elle puise ses sources et ses valeurs. Il est fondamental pour la démocratie politique mais aussi sociale que l’état démocratique à venir ne soit le monopole ni d’un parti ni d’une religion, que la république soit à la fois démocratique et laïque.

La construction de la démocratie en Tunisie a déjà commencé. Elle ne doit se faire ni sans les femmes ni contre les femmes mais avec les femmes dans le cadre de la préservation des droits acquis et du développement de ces droits vers une égalité totale et réelle. Cela est fondamental même si nous traversons une zone de turbulence conséquence des décennies d’autoritarisme et de dictature que nous avons subies. Plus encore, c’est justement parce que nous traversons cette zone de turbulence que nous devons définir clairement le projet politique et social que nous voulons et qui doit être basé sur la justice sociale et l’égalité entre tous et toutes, pour tous et toutes, fondement d’une véritable démocratie.

Neila Jrad

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